Une narration du monde en 2051, pour imaginer rejoindre le monde d'après...
Eté 2051 – Sommet du Jocou. Du point culminant de la vallée de la Drôme, je savoure l’instant présent après une belle ascension matinale, contemplant à 360° ce paysage grandiose et inestimable qui s’étend devant moi en pensant à tout le chemin parcouru ensemble depuis l’année où tout a basculé….
Aujourd’hui, en effet…
- L’économie a retrouvé la place qui lui revient depuis toujours, au service du bien-être de l’humanité ;
- Le bien-être de chacun est devenu le premier indicateur de la prospérité de nos sociétés ;
- Le monde a presque atteint son objectif de neutralité carbone; les énergies fossiles ne représentent plus que 20% de la dépense énergétique ; les différentes formes d’énergie solaire et gratuite se sont progressivement imposées ; nous consommons deux fois moins d’énergie par habitant qu’il y a trente ans pour répondre aux mêmes besoins essentiels ;
- La semaine de quatre jours s’est de fait imposée, permettant une meilleure répartition du travail et offrant davantage de temps libre pour une implication sociale et culturelle, une participation active à la vie associative et démocratique locale ; pour prendre soin de soi, transmettre aux plus jeunes, aider les souffrants et les plus fragiles, et veiller sur les ainés ;
- La gestion des communs est devenue la norme sociale : le temps n’est plus à la réduction de la dépense publique mais à l’investissement dans le bien commun ;
- La réussite n’est plus individuelle mais collective ; la contribution à l’intérêt général est devenue une source naturelle de motivation ;
- L’innovation sociale a rejoint l’innovation technologique, qui sont pensées l’une et l’autre en réponse aux défis sociétaux ;
- Les entreprises appartiennent très souvent à leurs salariés qui définissent ensemble la stratégie et se répartissent équitablement les bénéfices ;
- L’argent est un moyen au service de l’humain ;
- Les ressourceries ont remplacé les déchetteries, les déchets étant réduits dès le départ à la fraction minimale ; on ne jette plus mais on collecte pour trier, réparer et transformer ; l’économie « minière » a réussi sa mutation vers l’économie « circulaire » ;
- L’espérance de vie en bonne santé progresse à nouveau, après avoir décliné pendant 20 ans, ayant subi les effets à retardement des multiples polluants et perturbateurs endocriniens utilisés jusqu’au début du siècle.
En 2020, année du basculement, la pandémie liée au COVID-19 a été dramatique sur le plan humain et a mis à genoux l’économie mondiale. Le confinement général décrété par la plupart des pays à suscité une forte remise en question de notre modèle sociétal, en mettant en évidence son incroyable vulnérabilité, la nécessité de gagner en résilience et de recomposer les échelles de valeur. Cette crise a été perçue comme un ultimatum pour la nature et nous avons assisté dans les mois qui ont suivi à de fortes mobilisations sur les territoires pour engager un changement radical en phase avec les défis climatiques et sociaux de notre temps, influençant rapidement une réorientation politique au niveau national et européen.
L’appel à contribution citoyenne lancé par l’Association des Acteurs de Biovallée « pour renverser la table » a permis de transformer les nombreuses initiatives déjà engagées sur la vallée en un programme très ambitieux, à la croisée d’une profonde mutation des politiques publiques territoriales et de l’organisation de la société civile. La question de l’implication citoyenne a été un préliminaire fondamental et hautement stratégique. Jusqu’à la fin de l’année, de nombreux échanges sur le territoire se sont attachés à partager un constat, puis le diagnostic de la situation avant de travailler sur des scénarios et sur un plan d’action. Ce processus a été facilité par l’expérience acquise auparavant, notamment dans le mode de gouvernance de l’Association des Acteurs de Biovallée et à la lumière du succès obtenu par le long processus ayant permis la restauration exemplaire de la rivière Drôme.
Le constat a pu être partagé en dépassant les idéologies de chacun et en retrouvant le sens à donner aux choses importantes grâce à l’expérience vécue pendant le confinement ; à hiérarchiser l’essentiel, l’accessoire et le superflu ; à définir les bonnes priorités face aux enjeux ; à reconsidérer les limites de notre environnement physique, l’importance de notre capital humain et naturel, la question des inégalités, celle des solidarités ; à se rappeler que nous vivons et évoluons dans un grand écosystème, où libertés et coresponsabilités sont intimement liées.
Le diagnostic qui s’en est suivi a rapidement mis en évidence les dérives de notre modèle socio-économique, pour mettre en relation crise écologique, crise sociale et crise démocratique.
Là où les enjeux qui se présentaient étaient du domaine du commun, de l’intérêt général et de portée planétaire, complexes car en interaction les uns avec les autres, le modèle dominant en vigueur qui favorisait la compétition avait montré ses limites et son absurdité. Son objectif étant de maximiser les profits individuels sans comptabiliser les externalités négatives, il était à l’origine des désordres qui s’étaient multipliés.
L’électrochoc CODID-19 fut l’occasion de surmonter le syndrome de la grenouille* pour engager un sursaut de civilisation ; derrière toutes les crises, il y a des opportunités à saisir : réorienter notre société vers un modèle écologique de résilience et d’utilités sociales, solidaire et peu inégalitaire, avec sans doute moins de biens mais nécessairement plus de liens.
*On raconte qu’une grenouille plongée soudainement dans l’eau bouillante essaiera vivement de s’en extirper, tandis que, placée dans l’eau froide, elle ne bougera pas si la température augmente graduellement, pour finir ébouillantée – Philippe J. Dubois - 2008
Puis vint l’heure du choix de l’action. Quels sont les changements souhaitables pour limiter le réchauffement à +1,5°C ? Pouvons-nous ouvrir le champ des possibles ? Devons-nous subir un monde que nous ne voulons pas ou choisir celui que l’on peut désirer ? Si l’action individuelle est importante, elle reste très insuffisante comme l’indiquait l’étude de CARBONE 4 (75% de l’effort à produire dépend de la politique publique et des entreprises). L’Etat avait un rôle déterminant à jouer en termes de régulation, d’investissement et de catalyse des initiatives.
Les objectifs qui ont été définis se sont appuyés d’une part à l’échelle locale sur une mobilisation des ressources matérielles et immatérielles, et d’autre part sur un important renforcement des réseaux entre territoires (TEPOS, Villes en transition, RTES, FNE,…), pour à la fois partager et mutualiser les expériences et obliger un retournement de situation au niveau des politiques publiques.
La meilleure façon de répondre à ces enjeux était d’associer le mieux possible les différents acteurs, dans des logiques de solidarité et de coopération territoriale (intra et extra) : comment ensemble produire, coproduire, consommer moins et mieux, coopérer ; comment ensemble intégrer les dimensions environnementales et sociales ; comment baisser les émissions de GES de 40% en 10 ans, restaurer la biodiversité, résoudre le problème des inégalités et des exclusions ? Comment redéfinir la valeur des choses vs le coût des choses, et remettre au centre la question de l’utilité sociale ? Quelle trajectoire pour atteindre l’objectif ?
L’alliance de territoire entre acteurs, consommateurs et producteurs, associations et usagers, élus et chercheurs, s’est avérée très pertinente. Et la mise en place d’une gouvernance territoriale participative s’imposait tout naturellement pour construire une pensée de l’action avec des citoyens impliqués et actifs.
La situation historique du territoire y était très favorable à plusieurs titres : antériorité sur les questions de ce qu’on appelait à l’époque le « développement durable », milieu naturel encore préservé, riche par sa culture et ses initiatives, organisations multiples sur le plan de la résilience, expériences innovantes dans de nombreux domaines,…
L’Economie sociale et solidaire a été une source d’inspiration importante pour gérer la transition écologique et solidaire : en plus de la production de biens et services, elle produit des processus de gouvernance partagée, de l’intelligence collective et de l’intérêt général. Elle rend les territoires plus résilients et plus intelligents, en facilitant l’insertion et en apportant des réponses justes à la question des inégalités. Elle a initié le développement des modèles économiques émergents les plus à même de répondre aux enjeux décrits : économie circulaire, économie des communs, économie de la fonctionnalité, pour se détourner progressivement du paradigme du productivisme.
L’alliance de territoire a mis alors en évidence la complémentarité, d’une part de l’Economie sociale et solidaire, plus orientée sur les services, le relationnel, l’éducation, la prévention et l’accompagnement, et d’autre part de l’Economie « traditionnelle », se réorientant vers la mutation de la production des biens et d’usages.
Au niveau de l’écosystème du territoire, il fallait renforcer les différentes formes de coopération et favoriser les processus vertueux : créer un nouveau modèle économique territorial en optant pour la création d’une culture des enjeux du territoire. En s’appuyant sur la loi ESS de 2014, ont ainsi été créés plusieurs Pôles Territoriaux de Coopération Economique pour associer les différents acteurs et répondre à l’ensemble des dimensions définies autour d’un sujet (ex : agriculture – alimentation – santé – biodiversité – occupation, aménagement et ménagement de l’espace – circuits courts et distribution – besoin des consommateurs – valeur des produits alimentaires – emploi – insertion - résilience rurale).
Sur ce territoire de pionniers qui travaillait le changement depuis plusieurs décennies et qui a amorcé sa transition rurale dans les années 70, nous avons ainsi accéléré les dynamiques déjà en cours, touchant pour les plus stratégiques à la généralisation des rénovations thermiques des logements et autres bâtiments ; à la production locale d’énergies renouvelables ; à la mobilité douce pour tous avec des infrastructures très étendues et des équipements adaptés ; à l’agriculture, l’alimentation saine et les circuits courts ; toutes permettant de façon concomitante de restaurer le capital écologique, de relocaliser les chaines de valeur, de consolider certains emplois et d’en créer de nouveaux non délocalisables, tout en renforçant les solidarités sociales et intergénérationnelles.
Les démarches individuelles de changement ont été très fortement encouragées en déployant en très grand nombre les ateliers des Conversations Carbone (expérimentés en Biovallée en 2014 - https://carboneetsens.fr), le processus de changement n’étant pas linéaire mais chaotique, chacun ayant ses propres contradictions à gérer.
Réduire de 40% les émissions de GES pour 2030 était en effet un objectif faramineux et il était nécessaire de trouver une adhésion massive ! D’autant plus que les inégalités de ressources avaient un lien direct sur l’empreinte écologique de chacun, les plus aisés devant produire un effort très conséquent pour compenser la précarité des plus démunis et des plus exposés.
Collectivement, nous avons su tirer parti de l’expérience de la Conférence citoyenne nationale sur le climat qui remettait ses propositions au cœur de la crise du COVID-19, coïncidence oblige. 150 citoyens tirés au sort, se voulant représentatifs de la société, ont suivi une démarche basée elle-aussi sur un diagnostic partagé à la lumière des faits, suivi de propositions éclairées. Ce fut un levier d’influence important actionné par le réseau des territoires pour permettre l’alignement des actions locales et des politiques gouvernementales.
2021 - Réforme de la Politique Agricole Commune : attribution des aides à l’unité de travail avec une redistribution vers la conversion et le soutien au Bio pour favoriser la consommation Bio à prix accessible ; l’objectif est que le Bio devienne la norme. Arrêt du glyphosate et de tous les pesticides CMR. Politique volontariste pour la relocalisation de la production de protéines végétales, la fin des importations d’OGM et la fin des exportations privant les pays émergents de souveraineté alimentaire. Lancement d’un grand projet européen de conversion à l’agroécologie.
Réforme de la fiscalité : retour à la progressivité de l’impôt pour atténuer les inégalités, stopper la concentration des richesses et des pouvoirs et aligner transition écologique avec solidarité sociale. Programme ambitieux de développement des réseaux de mobilité collectifs à faible émission, véloroutes. Taxation du transport routier sur longue distance. Programme de reconversion de l’industrie aérienne vers le maritime éolien et les nouvelles solutions ferroviaires.
Création du Parlement citoyen de Biovallée.
2031 – L’agriculture française a changé de morphologie ; doublement du nombre de fermes et quadruplement du nombre d’actifs ; 40% de production bio et diminution de 30% de la production de viande avec la multiplication des ateliers fermiers et l’abandon des ateliers industriels. L’agriculture devient multifonctionnelle, écologiquement intensive en énergie solaire et en emplois, en se diversifiant vers la production d’écomatériaux et de fibres végétales, tout en produisant des denrées alimentaires diversifiées et de saison en quantité suffisante, saines, riches en protéines végétales, en goût, en nutriments et antioxydants. L’agroforesterie et l’association des cultures (céréales/légumineuses par ex.), la couverture permanente des sols et l’abandon du labour renversent le mythe de la monoculture et de la course au rendement. L’artificialisation des sols a définitivement cessé (inscrit dans le Code de l'urbanisme).
La mobilité est en pleine mutation avec un parc national de voitures réduit de 20%, composé à 50% de véhicules électriques et/ou H2 ; les gros véhicules sont bannis de la norme sociale et l’autopartage touche 50% du parc ; priorité aux vélos en ville. 300 km de véloroutes sécurisées sont maintenant opérationnels en Biovallée. Un parc de E-velos, E-scooters et E-voitures en libre-service est géré par la SCIC BNB-BougeonsNousenBiovallée (2 000 sociétaires), complété par un réseau d’autopartage et de covoiturage, le tout coordonné par une plateforme collaborative interconnectée avec les territoires voisins.
Le PIB a été remplacé par le BNB-Bonheur National Brut-, un nouvel indicateur du bien-être et de la prospérité (en fait intégré sous une forme initiale à la nouvelle Constitution du Bhoutan en 2008); toutes les externalités, négatives et positives, sont désormais comptabilisées.
Tous les territoires de France sont maintenant dotés d’un parlement citoyen, disposant de prérogatives décisionnelles à l’échelon local et national.
2041 – L’agriculture s’est radicalement transformée et a créé un lien très fort entre producteurs et consommateurs avec une dominante de circuits courts. Le Bio est devenu la norme. L’agroécologie est redevenue ce que l’agronomie n’aurait jamais dû cesser d’être : une approche scientifique qui prône un usage intensif des ressources renouvelables grâce à une fine connaissance du fonctionnement des agrosystèmes.
Les émissions moyennes de GES ont chuté de 60%.
Le vrac alimentaire est devenu la norme ; le suremballage a disparu et le gaspillage alimentaire a été divisé par 4.
L’activité aéronautique (fret et voyageurs) a été réduite de 40%, du fait des politiques de relocalisation économique, de la contagion croissante du « flygskam » et de la forte taxation des carburants.
Les sports mécaniques ont été abandonnés, ne répondant plus aux critères d’utilité sociale. La plupart des stations de ski se sont reconverties pour s’adapter aux très faibles enneigements récurrents au-dessous de 2500 m.
La SCIC Dwatts compte 5 000 sociétaires et fournit 30% de la demande en énergie du territoire ; être coproducteur de l’énergie que l’on consomme nous en rend pleinement coresponsable pour l’utiliser avec soin et efficacité !
La fin de l’obsolescence programmée a ouvert la voie au triomphe de la fonctionnalité : l’industrie fournit davantage l’usage d’un bien que sa possession, ce qui réduit considérablement le renouvellement des biens et assure leur durabilité et leur réparabilité.
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Retour à l’été 2051
Depuis le COVID-19, nous rencontrons régulièrement de nouvelles crises sanitaires mais nos gains constants de résilience nous permettent de les surmonter toujours plus facilement grâce d’une part à la transformation de notre économie et d’autre part à un système de santé renforcé, doté de moyens adaptés, comme c’est le cas de façon générale pour les services publics gérant notre bien commun.
A l’aube de mes 83 ans, je me réjouis d’être encore en bonne santé dans ce Pays apprenant où j’ai grandi, où la coopération et l’entraide ont repris leur place à la dualité et ont retrouvé leur nature profonde ; heureux de laisser derrière moi un Pays accueillant et prospère ; et de m’étonner d’être chaque jour un peu plus émerveillé des splendeurs de la nature.
A priori, nous devrions à l’avenir contenir les effets du changement climatique ; nous n’avons plus de raisons maintenant de changer de cap… et c’est une bonne chose, car je n’ai pas fini d’arpenter tous les sentiers des montagnes drômoises ni de découvrir toutes les véloroutes françaises et européennes !
Jean-Pierre Brun